L’ANALYSE
Après moi le déluge
La dernière victime européenne en date d’un fonds baissier s’appelle Grifols. Sur un marché madrilène peu diversifié en dehors de l’énergie et des banques, le spécialiste des dérivés du plasma sanguin s’était taillé une belle petite réputation, jusqu’à peser plus de 30 milliards d’euros à son apogée en 2021. Depuis, le titre a glissé avec la fin de la bulle Covid qui enveloppait certains acteurs de la santé. Il capitalisait encore 10 milliards d’euros au début du mois de janvier. Mais c’était avant que le bureau d’études Gotham City Research ne brocarde Grifols pour sa créativité comptable présumée. Le titre a sombré depuis de 45 % additionnels.
Il existe un débat sans fin sur l’utilité ou la nocivité des officines qui se sont fait une spécialité d’attaquer par surprise des entreprises tout en prenant position à la baisse sur le titre concerné. Les uns estiment que leur rôle est salutaire parce qu’elles rééquilibrent un dysfonctionnement du marché qui serait passé à côté d’un élément capital (et négatif, cela va de soi). Les autres jugent qu’elles manipulent sans vergogne.
Comme souvent, le tableau est plus nuancé. Par exemple, si un bureau d’études identifie, par ses recherches, une fraude comptable ou un dysfonctionnement que personne d’autre n’a vu, il n’y a pas de raisons de l’empêcher d’en profiter. Gotham City Research, par exemple, est à l’origine de la découverte du scandale Let’s Gowex, cette entreprise espagnole longtemps encensée qui s’est effondrée comme un château de cartes il y a quelques années suite aux révélations. Autant dire que son retour en Espagne sur Grifols n’est pas passé inaperçu. Mais les vendeurs à découvert savent aussi qu’ils peuvent faire tomber des titres, même brièvement, avec des dossiers mal ficelés. C’est là que le bât blesse.
En effet, les investisseurs ont pris l’habitude de fuir en courant quand un vendeur à découvert qui a pignon sur rue produit un rapport à charge. On agit d’abord et on réfléchit ensuite, en somme. Même lorsque les arguments sont un peu bancals. Pour rester avec notre exemple Gotham City Research, le bureau d’études s’est attaqué l’année dernière à SES-imagotag, en provoquant de sérieux remous pour la société française. Pour autant, ces révélations ont rapidement semblé fragiles et la société est parvenue à rassurer en grande partie le marché, malgré quelques contre-attaques ultérieures de Gotham. L’affaire est encore pendante, aussi ne m’aventurerais-je pas à tirer des conclusions hâtives, mais les accusations semblaient, dans ce cas, assez excessives. Ce qui n’a pas empêché Gotham d’empocher un beau pactole, puisqu’il avait pris position à la vente antérieurement à la parution de son propre rapport, avant de sortir au plus fort de la tempête. Après moi le déluge. La justice et le régulateur sont souvent saisis, mais le temps administratif n’est pas celui des affaires et les entreprises préfèrent généralement que ces épisodes tombent aux oubliettes, pour ne pas raviver les mauvais souvenirs aux investisseurs. Une chose est sûre, les sociétés cotées qui passent à la moulinette d’un vendeur à découvert ont tendance à mettre à niveau leur gestion, et c’est peut-être le point le plus positif à retenir.
Patrick Rejaunier
© 2024 zonebourse.com, 19 janvier 2024