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Les marchés en 2020 : bilan d’experts

Pour ce dernier numéro de 2020, la rédaction de Strike Magazine a choisi de laisser la parole à des analystes des marchés financiers. Richard Garnier (MeilleurPlacement), Laurent Polsinelli (ZoneBourse) ainsi que Mathieu Lebrun, Eric Lewin et Arthur Toce (Publications Agora) se sont prêtés à l’exercice et ont accepté de partager avec vous leur année boursière 2020, pleine de rebondissements.

Qu’il semble loin, le temps des profits record dans le secteur pétrolier ! C’était le temps des « valeurs de rendement », où l’on achetait des actions Total pour leur dividende de 6 % par an et pour leur faible volatilité. Désormais, la situation est toute autre. Après l’alerte des années 2014-2016 où le secteur s’est retrouvé noyé sous la surabondance de l’offre américaine, l’industrie pétrolière fait désormais face à l’une des plus graves crises de son histoire.

Nous finissons une année totalement inattendue : que retiendrez-vous de 2020 sur les marchés boursiers ?

Richard Garnier : Plutôt que la chute des indices en mars, nous retiendrions les actions successives des banques centrales. Au 24 février 2020, le bilan de la Fed était de 4 159 milliards de dollars. Au 28 septembre 2020, il était de 7 056 milliards de dollars. La banque centrale américaine a donc déversé près de 3 000 milliards $ sur les marchés boursiers suite à la crise sanitaire. L’institution a donc presque doublé son bilan en sept mois pour financer l’économie et éviter la catastrophe financière. En France, nous avons la chance de faire partie de la zone euro et d’avoir la Banque centrale européenne. Elle aussi a largement financé l’économie nous permettant d’amortir ce cap difficile. Maintenant un paradoxe semble se dessiner : si l’économie redémarre, les banques centrales ne vont pas remonter les taux certes, mais elles ne pourront plus déverser autant d’argent dans le circuit et cela pourrait nuire à la Bourse.

Eric Lewin : Bien entendu, la crise du Covid 19 a entraîné une crise économique sans précédent. Cette crise économique a engendré une forte baisse des marchés financiers, atténuée depuis début novembre par les annonces de Pfizer sur l’efficacité de son vaccin, puis les suivantes. Mais au-delà de l’évolution des marchés, il faudra retenir les réponses à la pandémie : réponse monétaire avec le maintien de politiques très accommodantes ; réponse budgétaire avec le fameux plan de relance de 750 milliards d’euros de la zone euro ; réponse sur le plan national avec en France les fameux Prêts garantis par l’État (PGE).

Laurent Polsinelli : Deux choses en particulier, il faut savoir changer son fusil d’épaule et investir sur des valeurs de qualité. Sur les trois dernières années, les marchés nous ont habitués aux montagnes russes et l’investisseur particulier aura tout intérêt à être un peu plus dynamique, savoir prendre des gains après des vagues haussières de 20 à 30 % sur un indice, pour revenir plus tard lorsqu’une correction lui permettra d’acheter à meilleur prix. Il se doit également d’être diversifié et de détenir des valeurs solides, qui baissent moins que les autres, et retrouvent leurs plus hauts plus vite que la moyenne. En cela, il doit se focaliser sur des valeurs haussières de long terme avec des fondamentaux de qualité, plus que des dossiers accidentés ou baissiers.

Pensez-vous que les marchés ont relativement bien résisté à la pandémie mondiale ?

Richard Garnier : Mi-mars, nous avions identifié cette crise comme un facteur de récession certes, mais aussi comme une opportunité. Pour les « Traders » nous avions conseillé de se constituer une position en « tiers » à l’achat sur le CAC 40 : un tiers en dessous de 4 600 points, un tiers en dessous de 4 200 points et un tiers en dessous de 3 800 points. La caractéristique de cette crise était, pour nous, une crise en forme de « W » : une chute brutale suivie par une hausse tout aussi brutale. Puis, une fois l’euphorie de la victoire passée grâce aux injections illimitées des banques centrales et aux multiplies plans de relance budgétaire gouvernementaux, on s’aperçoit que tout est lent, très lent à redémarrer et que, notamment, les dommages sur le commerce international sont durables, car les pays continuent à se renfermer sur eux-mêmes. Donc patatras, on re-panique. Mais finalement on s’en sort quand même, car l’économie finit par redémarrer et on repart d’encore plus belle. Actuellement nous sommes toujours positifs sur les marchés.

Mathieu Lebrun : Oui, avec les Banques Centrales en soutien. Si certains secteurs ont été massacrés sur fond de confinement (transport, tourisme, immobilier commercial / de bureaux), tout l’enjeu de 2021 sera de voir si ces acteurs peuvent durablement résister aux défis structurels qui les attendent.

Eric Lewin : En réalité, il faut raisonner non pas en terme global mais en terme sectoriel. Certains secteurs ont bien résisté, comme le luxe ou la tech, tandis que d’autres ont connu le purgatoire comme l’aéronautique, le tourisme ou encore les banques.

Laurent Polsinelli : Contrairement à l’économie réelle qui est fortement impactée par la crise, les marchés financiers ont particulièrement bien performé. La raison en est simple : les banques centrales. BoJ, BCE et FED ont injecté des milliers de milliards dans les marchés épaulés par les États et leurs plans de relance. Cet afflux massif de ces liquidités a permis à la capitalisation boursière mondiale d’inscrire un nouveau record à 95 000 milliards de dollars.

Comment avez-vous réussi à trouver des opportunités d’investissement dans un contexte si bouleversé avec des configurations de marché quasiment jamais vues ?

Richard Garnier : Nous sommes revenus sur des thèmes fondamentaux sur les marchés boursiers. Par exemple, nous avons été très attentifs aux OPA. Le 29 septembre, nous avons recommandé de prendre un turbo sur Suez Environnement alors que le groupe était en pleine négociation avec Véolia. Le lendemain nous sommes arrivés largement au-dessus de notre objectif et avons pris nos gains proches de 30 %. Le PDG de Veolia l’avait promis. Il a bien augmenté son offre pour le rachat de Suez, avec un nouveau prix de 18 € par action contre 15,50 auparavant.

Eric Lewin : J’ai une logique de stock-picking qui m’affranchit des conditions de marché. Je ne suis pas dans une logique indicielle : je me focalise sur les valeurs qui sont bien positionnées afin de jouer des tendances précises, comme par exemple l’impact du Covid 19 durant le premier semestre.

Mathieu Lebrun : Tout d’abord, je suis satisfait d’avoir su être très liquide dès la mi-janvier, afin de pouvoir parfaitement capitaliser sur des achats au printemps. Et d’avoir surtout su éviter les gros accidents !

Laurent Polsinelli : Mise à part la période mars à mai qui était particulièrement volatile et qui a secoué les investisseurs n’ayant jamais connu une crise, les marchés ressemblent à 2018/2019, alternant période de stress avec une période de longue reprise en dents de scie soutenue par les banques centrales, la situation n’est donc pas si spéciale. Dans ces conditions, nous nous sommes servis de nos filtres fondamentaux pour déceler les secteurs les plus recherchés, les valeurs qui sortaient du lot, pour profiter de l’appétit pour le risque.

Arthur Toce : Je m’appuie sur ma stratégie et ma connaissance des sociétés et j’ai fait l’une de mes meilleures années. En février, je suis sorti du secteur Industriel et j’ai trouvé des risques/rendements corrects sur les secteurs liés au vaccin, aux masques et aux technologies associées. Il faut toujours bien analyser le marché et ne surtout pas négliger le risque dans le ratio risque/rendement. Je recommande également de suivre les instituts de sondage et les small datas.

Votre meilleur trade de l’année ? le pire ?

Richard Garnier : Mi-mars, nous avions recommandé un turbo pour tabler sur un rebond du WTI. En 1 jour, nous étions arrivés à notre objectif de gain. Quelques jours plus tard nous refaisions exactement la même chose. En quelques jours nous prenions nos gains (+40 %). Mi-avril, nous investissons simultanément sur le WTI et le Brent. Là, ça ne s’est pas très bien passé… Fort de notre conviction, le 21-22 avril nous avons renforcé notre position sur le Brent et notre position sur le WTI. C’est à ce moment-là que la cotation du pétrole est passée négative. Dans le sillage de cette annonce, notre stratégie sur le WTI a été désactivée. Cependant, notre position sur le Brent a survécu et nous l’avons clôturée avec un gain moyen de plus de 30 %. Factuellement, le pétrole livrable immédiatement s’était effondré jusqu’à un prix négatif. Les détenteurs potentiels de pétrole étaient prêts à payer jusqu’à 40 $ le baril pour qu’on les débarrasse de ce pétrole et qu’ils n’aient pas à payer une fortune pour le stocker. Le Brent n’a pas connu les mêmes problèmes de stockage que le pétrole WTI. En effet, le WTI est envoyé par pipeline à Cushing pour être stocké (en Oklahoma) rendant son transport et son exportation coûteuse. Or le Brent, issu de différents champs de la mer du Nord, est déplacé par tankers à travers le monde en faisant un produit décentralisé.

Mathieu Lebrun : Nous avons vendu le S&P 500 le 21 février et nous avons acheté le CAC le 29 octobre. Malgré le contexte, je n’ai subi que quelques petites pertes, inévitables lorsqu’on intervient quotidiennement sur les marchés.

Eric Lewin : Il y a de nombreux exemples comme la mine d’argent Pan American Silver, la mine d’or Yamana Gold ou encore LDLC, le spécialiste dans le e-commerce pour les produits informatiques. A contrario, nous avons essuyé une forte baisse sur Vinci acheté avant le confinement.

Quelle classe d’actifs, quel secteur ou quelle valeur allez-vous particulièrement suivre début 2021 ?

Richard Garnier : Depuis l’annonce d’un espoir de vaccin, nous sommes en pleine rotation sectorielle. Les valeurs qui bénéficient de la crise sanitaire, de Netflix aux fournisseurs de tests, en passant par toutes les valeurs qui ont le plus progressé depuis la crise du Covid peuvent laisser place aux valeurs qui ont été massacrées pendant la crise du Covid : l’immobilier, le tourisme, l’aérien, etc., etc. Du coup, même si l’année 2021 risque d’être mouvementée avec des rechutes, la crise va se terminer un jour et ces secteurs pourraient fortement rebondir.

Laurent Polsinelli : Nos espoirs se portent sur l’Asie pour le début d’année. La croissance chinoise et l’accord commercial récemment signé entre 15 pays d’Asie devraient dynamiser la région, portant ainsi le secteur des semi-conducteurs qui est un des plus solides de tous et le secteur des matériaux de base qui se retourne à la hausse. Nous allons possiblement profiter des replis pour nous placer sur des dossiers comme STMicroelectronics, et nous intéresser à des spécialistes comme Aurubis, leader européen de la production de cuivre, coté en Allemagne.

Mathieu Lebrun : Je commence déjà à jouer la thématique d’un rattrapage du segment Value en comparaison des valeurs Growth pour la fin 2020/début 2021. J’attends un rattrapage du CAC Mid & Small, qui est toujours très en retard par rapport au CAC et qui bénéficierait de la confirmation d’un vaccin et de la levée des restrictions.

Eric Lewin : Toujours l’or et l’argent… Dans le monde des actions, je continue de m’intéresser aux small et mid caps assez décotées avec sans doute un biais value, à condition que les vaccins produisent leurs effets. Dans le cas contraire, le theme growth devrait encore l’emporter.

Arthur Toce : Je suivrai particulièrement les valeurs ayant profité du Covid-19 et le dégagement. Certaines pourraient être vendues sans aucune réflexion. Les secteurs du Jeu Vidéo, du meuble Online, des SaaS et la Deep Technologie sont à surveiller.

Un conseil à donner aux quelques 150 000 nouveaux investisseurs en Bourse recensés par l’étude de l’AMF en avril dernier ?

Richard Garnier : Commencer par le commencement. C’est un classique, mais il ne faut pas confondre vitesse et précipitation. Prenez le temps de définir votre profil (gain, espoir, horizon, temps à consacrer). Vous pourrez définir quel type d’investisseur vous êtes. Êtes-vous un investisseur « bon père de famille », actif ou un trader ? Il s’agit avant tout de réaliser des investissements qui correspondent à votre profil.

Mathieu Lebrun : Gardez en tête qu’historiquement, l’arrivée massive de particuliers sur les marchés s’est matérialisée lors de tops majeurs sur les indices. Soyez vigilants !

Laurent Polsinelli : Prenez le temps de vous former, de lire, de vous construire un portefeuille équilibré, plutôt que d’aller à la facilité, vers la spéculation, sur des petits dossiers peu liquides. Attention aux biotechs, parfois volatiles et attractives, qui réservent parfois des pièges et de fortes chutes sur annonces. Focalisez-vous sur des valeurs haussières de qualité, recherchées par les gérants, plutôt que sur des recovery « potentielles » qui vous coûteront parfois temps et argent.

Arthur Toce : Apprendre, apprendre et encore appendre… La bourse, c’est un jeu de go à multiples niveaux, les gains ne sont jamais simples et il faut savoir rester en position pour récolter les fruits de nos investissements. Il faut donc faire preuve de stratégie, maîtriser le risque et s’armer de patience.

Propos recueillis par Léa Jézéquel
Société Générale Produits de Bourse, 19 novembre 2020