EN PRIVÉ
L’industrie pétrolière à un tournant de son histoire
Depuis le début de l’épidémie de Covid-19, l’industrie pétrolière souffre de la chute historique de la demande d’hydrocarbures liée à la réduction des déplacements. En septembre, BP a averti que cette demande pourrait ne jamais retrouver son niveau d’avant-crise. Les majors se retrouvent face à deux choix opposés : se réinventer pour prendre le virage des énergies renouvelables, ou gagner des parts de marché dans leur cœur de métier dans l’attente de jours meilleurs.
Qu’il semble loin, le temps des profits record dans le secteur pétrolier ! C’était le temps des « valeurs de rendement », où l’on achetait des actions Total pour leur dividende de 6 % par an et pour leur faible volatilité. Désormais, la situation est toute autre. Après l’alerte des années 2014-2016 où le secteur s’est retrouvé noyé sous la surabondance de l’offre américaine, l’industrie pétrolière fait désormais face à l’une des plus graves crises de son histoire.
Une demande en chute libre et des pertes colossales
Après avoir chuté à 85 millions de barils par jour (mb/j) en moyenne au deuxième trimestre 2020, la demande d’or noir a connu un rebond au T3, mais reste toujours très inférieure à son niveau de 2019, où elle avait atteint 100 millions de barils par jour (1) . En cause : un trafic aérien et des déplacements internationaux toujours très limités. Et malgré la reprise du tourisme cet été, la production de pétrole reste déprimée. En septembre 2020, l’offre mondiale a atteint 91,1 mb/j selon l’AIE, un niveau inférieur de presque 10 % à celui du mois de septembre 2019 (1). Et la situation pourrait connaître une nouvelle dégradation au T4 2020 avec la multiplication des nouvelles mesures de confinement partiel en Europe.
Une chose est sûre : la situation constitue un choc sans précédent pour tous les acteurs du marché pétrolier. Un choc d’abord sur les profits des majors : au deuxième trimestre 2020, ExxonMobil a déclaré une perte de 1,1 milliard de dollars, Total une perte de 8,1 milliards de dollars, Chevron de 8,3 milliards de dollars et BP de 16,2 milliards de dollars. En cause : de très fortes dépréciations d’actifs, directement liées à la chute des prix du brut qui entraîne avec elle une dépréciation des actifs au bilan de ces entreprises. Un choc ensuite pour les entreprises du secteur parapétrolier : à peine remises de la crise de 2014-2016, elles subissent de plein fouet l’arrêt des investissements décidés par les majors. En France, Vallourec (pipelines) a dû lancer une restructuration de sa dette en septembre, CGG (géosciences) a annoncé la suppression d’un quart des effectifs de son siège, et c’est sans parler de Schlumberger aux États-Unis, qui a perdu 3,4 milliards de dollars au T2 et s’est résignée à supprimer 21 000 postes au sein de ses équipes.
La situation est également des plus préoccupantes pour les exploitants de pétrole de schiste aux États-Unis. La technique de fracturation hydraulique, qui a repoussé à elle seule le très redouté « peak oil » de deux à trois décennies, laisse plus que jamais sceptique sur la viabilité de son modèle. Depuis le mois de mars, les faillites de producteurs s’enchaînent dans le domaine du schiste et les entreprises de services pétroliers se désengagent du secteur. Schlumberger a annoncé en septembre la cession de ses activités liées au schiste, emboîtant le pas à Baker Hughes, en attendant que Halliburton réduise également la voilure dans les mois à venir. Car malgré la capacité inattendue des producteurs de schiste à s’adapter à des prix bas sur le marché pétrolier, ceux-ci restent incapables d’atteindre leur seuil de rentabilité avec un baril durablement inférieur à 50 dollars.
Des stratégies divergentes pour le monde de demain
Symbole du déclassement de l’industrie pétrolière, ExxonMobil a été éjecté du Dow Jones fin août, remplacé par Salesforce, alors que l’entreprise héritière de la Standard Oil était présente au sein de l’indice depuis 1928. À l’inverse, le secteur des énergies renouvelables est en plein boom : le spécialiste de l’éolien NextEra a ainsi égalé en octobre la capitalisation boursière de Chevron, située aux alentours de 130 milliards de dollars. Dans ce contexte, pour les industriels du pétrole, une véritable question se pose sur les évolutions stratégiques à envisager pour l’après-2020.
En Europe, la réponse est claire : les majors veulent se réinventer pour devenir des acteurs incontournables de la transition énergétique. Les deux figures de proue du mouvement sont Total en France et BP au Royaume-Uni, auxquels s’ajoute Repsol en Espagne et Eni en Italie. Les quatre entreprises ont annoncé cette année un virage stratégique pour arriver à la « neutralité carbone » en 2050, d’une part en réduisant le poids de leurs activités pétrolières, d’autre part en se développant dans les énergies propres. En 2017, le chiffre d’affaires de Total dépendait à 66 % du pétrole, à 33 % du gaz et à moins de 1 % de l’électricité. En 2040, le pétrole et les biocarburants devraient représenter 20 % de son chiffre d’affaires, le gaz 40 % et l’électricité 40 % selon les dernières projections de l’entreprise. « Le pic de la demande de pétrole va être atteint vers 2030, puis cette demande va se stabiliser ou devenir légèrement inférieure » expliquait Patrick Pouyanné, PDG Total, lors de l’assemblée générale du 29 mai dernier. Même vision chez BP, qui va même plus loin : en septembre, l’entreprise a officiellement évoqué son scénario d’un pic historique de la demande de pétrole atteint en 2019, laissant place désormais à une phase de décrue irrémédiable. Sans plus attendre, BP a annoncé en parallèle un nouveau partenariat dans l’éolien en mer.
Le tournant « vert » est également pris par Royal Dutch Shell (géant anglo-néerlandais), pour qui l’année 2020 a provoqué une brutale prise de conscience. L’entreprise a lancé fin septembre son projet « Reshape » pour prendre un virage stratégique majeur en faveur des énergies renouvelables. « Nous avions un grand modèle, mais convient-il pour le futur ? Il y aura des différences, pas seulement au niveau de notre structure, mais également de notre culture et du type d’entreprise que nous voulons devenir » commentait à cette occasion un membre de Shell au micro de Reuters. L’entreprise, en pleine remise en question, a annoncé en parallèle une réduction de 40 % de son budget hydrocarbures pour le consacrer au développement de ses activités dans les énergies vertes.
Stratégie inverse aux États-Unis, en particulier chez ExxonMobil, qui fait le pari d’un retour à la normale sur le marché pétrolier et d’une croissance durable de la demande de pétrole à l’avenir. Les fils spirituels de Rockefeller s’attendent toujours à une hausse de 20 % de la demande de brut dans les deux prochaines décennies, pour s’établir autour de 120 mb/j. Hors de question, pour l’instant, de se lancer dans la production d’énergie électrique, considérée comme un « autre métier » situé « plus bas sur la chaîne de valeur », selon les propos de Darren Woods, PDG du groupe, prononcés à l’assemblée générale du 27 mai 2020. Plus généralement, l’industrie pétrolière américaine n’a pas dit son dernier mot : malgré les déboires du pétrole de schiste, l’autosuffisance énergétique durement conquise ces dernières années pour ne plus dépendre de l’or noir du Moyen-Orient reste un sujet sensible aux États-Unis. Le pays est devenu le premier producteur mondial de brut et n’a pas l’intention de renoncer à cette position stratégique dans le très diplomatique bras-de-fer qui l’oppose à l’Arabie Saoudite sur cette question.
À terme, cette divergence stratégique ne sera pas neutre sur le plan boursier. Côté américain, le pari est celui d’un rebond des prix du pétrole. Si celui-ci ne survient pas, la crise sera sévère. Dans le cas contraire, le retour aux profits sera des plus rapides. Côté européen, la stratégie des majors leur offre un sérieux soutien : celui de l’investissement socialement responsable. Les entreprises d’hydrocarbures européennes peuvent désormais toutes répondre à des critères de sélection « best-in-class » de plus en plus courants dans les stratégies d’investissement des sociétés de gestion d’actifs. Avec à la clé un actionnariat stable et engagé, finançant pleinement leurs nouveaux projets en faveur du développement durable. Qui saura le mieux rebondir après la crise de 2020 ? Réponse dans les prochains mois et prochaines années.
Xavier Bargue, consultant (Agence Fargo), le 19 octobre 2020
1. Données : Agence internationale de l’énergie (AIE)